Les professionnels du secteur de la santé, du social, de l’éducatif sont confrontés quotidiennement aux difficultés sociales, à la souffrance physique et psychologique, à des séries d’échecs des publics qu’ils accueillent. Ces souffrances engendrent des relations de communication complexes d’où découle une multiplicité de résonnances susceptibles d’altérer les capacités et compétences professionnelles.
La supervision, perçue comme un lieu de l’énonciation de l’éprouvé des praticiens dans leur rencontre avec les usagers (on), est un moment de régulation collective du travail, soutenu par un intervenant extérieur à l’institution. Mais ce travail devient rapidement une analyse des pratiques qui met en évidence deux systèmes en tension : le système auto poïétique (créé par « auto genèse » au sein du groupe) et le système des contraintes professionnelles dictées par l’entreprise (off). Quelle place pour la supervision à la croisée de ces deux systèmes ?
En accompagnant une vingtaine d’équipes, depuis 15 ans, dans un travail nommé « supervision d’équipe » je m’attendais à être pris dans ce qui est à l’œuvre lorsque les affects font irruption dans la pratique professionnelle. Il s’agissait d’aborder la réactivité émotionnelle, les projections diverses avec leur cortège de transferts, de fantasmes et autres stigmatisations et inférences affectives pour réfléchir à des perspectives d’action. La réalité de ma fonction s’est opérée dans la création des schémas de représentations qui débouche inexorablement sur un réaménagement des pratiques, comme s’il fallait traiter des risques de disqualification pour prévenir de l’hémorragie narcissique qui pourrait en découler. Résultat : ce groupe va être différemment nommé selon chaque équipe quelle que soit la commande de départ pour finalement dévoiler tout autre chose.
Pour parler de ce travail de réaménagement, l’expérience des équipes qui m’ont sollicité offre un champ d’observations très varié pour définir le contenant et le contenu de ce qui préoccupe les personnes impliquées dans cette démarche. De prime abord le constat qui saute aux yeux, c’est la place prépondérante du face à face. Le face à face se déploie dans ses multiples facettes : le soi face à soi, le soi face à l’usager, le soi face à l’équipe, le soi face au collègue, le soi face à l’institution, le soi face aux partenaires, le soi face aux instances, le soi face à la formation, le soi face aux informations. La supervision porterait essentiellement sur le processus de dé liaison à l’égard du projet d’établissement. Le projet ferait figure de référentiel, l’investissement personnel n’étant qu’un indicateur parmi d’autres, le travail devient inexorablement une pratique de définition de ce moment de rencontre qui va être diversement nommé : analyse des pratiques ou pratique d’analyse. Certains parlent de régulation, d’autres évoquent la consultation, d’autres encore indiquent le coaching ou autre groupe Balint. Il arrive qu’on spécifie ce groupe de groupe de réflexion ou d’échange. Quelque soit l’équipe, il s’agit chaque fois de construire l’objet.
La plupart du temps trois préoccupations occupent le champ de l’échange :
· La référence au projet …
· L’inadéquation du projet quant aux besoins spécifiques des usagers et généralement, l’inadéquation se situe à trois niveaux : dans la définition des objectifs, dans le choix et la mise en place des interventions, et dans le diagnostic des difficultés ou leur problématisation.
· L’implication singulière de chacun dans la somme des vécus quotidiens qui viendraient mettre à mal les énoncés et les conceptualisations communes n’est évoquée que comme une des nombreuses pistes de travail. Le professionnel voudrait ne pas se prononcer en son propre nom, il veut se prononcer au nom de l’équipe à partir d’un discours élaboré en coproduction.
En accompagnant ces équipes, j’ai observé que chacun s’inscrit à la fois dans un travail d’actualisation et de co-construction du projet. Chaque membre du groupe est habité par son expérience et par ses références théorico cliniques, mais l’histoire de l’établissement n’est jamais neutre. L’histoire de la structure produit du savoir, et c’est ce savoir qui lui confère le statut de site qualifiant. Mais chaque établissement est-il formateur ? Les situations exposées lors des séances acquièrent le statut de vignette clinique. Chaque vignette facilite l’accès à un savoir inédit, mais de quel savoir s’agit-il ? Si ces vignettes marquent la place de l’usager, les savoirs énoncés en ces lieux vont déterminer le contenant et le contenu des échanges au point que cette instance porte plusieurs désignations : groupe de régulation, groupe d’échange sur les pratiques, groupe d’analyse des pratiques, groupe de supervision. Le lieu de création de ce nouveau savoir est le lieu d’articulation et d’ajustement mutuel qui opère une mutation du pluridisciplinaire, pluri professionnel au transdisciplinaire. Ce lieu qui se vit comme un sas de circulation des paroles inédites par le simple fait que leur verbalisation est rendue possible par l’accompagnement d’un intervenant extérieur, devient un entre-deux de repliement réflexif et de dépliement narratif.
DE LA COMMANDE A LA DEMANDE ou du risque collusif
L’intervenant extérieur est mandaté par la structure pour animer ces séances de travail dans le but d’optimiser les atouts de l’équipe. En choisissant de parler d’autopoïèse, j’ai voulu mettre l’accent non seulement sur les acteurs (ceux qui, au quotidien, agissent pour permettre au sujet d’advenir), j’insiste aussi et surtout sur les auteurs (ceux qui produisent des assertions). En effet, le superviseur ne connait le public et l’organisation institutionnelle autrement que par ce qu’en disent les participants, et c’est ce dire qui constitue le matériau d’échange. «L’acte symbolique de nomination des compétences d’une personne lui assure un territoire symbolique et sociotechnique où ses assertions sont prises au sérieux et où elle a le droit d’agir» (Roelens, 1998, p. 124).
Il s’agit de transformer les évocations de chaque membre du groupe, dans sa relation avec le public accueilli, en informations pertinentes pour lui permettre de mieux s’orienter dans sa pratique. Nous sommes en quelque sorte dans une opération à double mécanisme : mettre en place un travail d’auto engendrement car en informant l’intervenant extérieur sur ses conduites éducatives, le professionnel s’informe lui-même sur ce qu’il a réellement fait, pour rendre intelligible, compréhensible son action. Toute cette mise au travail semble s’inscrire comme un système à double opération : partir des informations anecdotiques, fragmentaires parfois morcelées de l’ordre du pluridisciplinaire pour mettre en exergue les informations pertinentes transdisciplinaires transversales de l’ordre du théorico-clinique. Ce partage est réalisé par l’échange entre les participants avec l’intervenant extérieur et entre les membres du groupe.
C’est la structure qui sollicite le superviseur, elle paie et peut créer un rapport d’allégeance. Le coup horaire varie entre 75 et 200 euros. Son impact est du même ordre qu’une cure analytique. Le coup investit par l’établissement témoigne de la portée qu’on accorde à la parole des acteurs et des auteurs qui produisent des savoirs qui donnent à l’institution toutes ses lettres de noblesse. L’intervenant extérieur est témoin privilégié d’une phénoménologie de l’acte et du verbe.
Le risque d’instrumentalisation existe. Des phénomènes de disqualifications professionnelles peuvent s’insinuer par effraction, des agies meurtriers peuvent s’énoncer, des conflits peuvent végéter dans la sphère institutionnelle. Il s’agit alors de garder le cap : favoriser l’émergence d’une créativité individuelle et groupale.« Lorsqu’un groupe professionnel parvient à se vivre comme suffisamment créatif lorsque son narcissisme groupal est fondé sur la qualité des prises en charge qu’il réalise auprès des « usagers »(le soin, l’accompagnement), chacun peut se reconnaître dans ses appartenances (à son équipe, à son service, à son institution en tant que cadre intériorisé). Les dynamiques persécutrices peuvent alors être maintenues dans une distance « suffisante », elles n’envahissent plus l’ensemble des espaces et n’empêchent pas la centration sur la tâche primaire, l’indispensable prise en charge des « usagers » » (Georges Gaillard, 2009)
L’instrumentalisation subvient lorsque des clivages apparaissent entre la commande institutionnelle et la demande intrinsèque des professionnels. On assiste aussi à des clivages entre les membres de l’équipe qui adhèrent à la commande et ceux qui s’en écartent pour aborder leur propre équation dans ce qui va apparaître comme une tentative de se préserver de l’emprise d’un discours disqualifiant. Quand la règle de confidentialité n’est pas respectée c’est le signe que la circularité de la parole est empêchée par un non-dit qui opère en négatif et en creux.
Mise en bouche ou rituel de départ
La première séance est déterminante. Ce n’est pas la première rencontre avec l’établissement. Au départ l’intervenant extérieur se doit de respecter l’homéostasie institutionnelle pour faciliter l’affiliation à une préoccupation exprimée par une personne représentant une légitimité. La question qui concerne la composition des groupes, voire leur constitution, incombe à ceux ou celui qui porte la demande de l’institution. J’ai généralement été sollicité par le directeur ou le chef de service. L’institution est donc invitée à se situer en position de garantir les conditions de réalisation et à faciliter la contribution de chacun au travail qui va s’amorcer. Il peut arriver que le cadre proposé comporte des tensions contradictoires (volontariat, localisation de la salle, présence ou non de la hiérarchie, participation financière, liste d’émargement, la durée de la séance, etc.).
Quelle que soit la décision prise en termes de modalités de participation, la première séance permet de demander à chaque membre du groupe d’expliciter son engagement. Par rapport à la demande de supervision de l’institution, il s’agit de repérer qui demande quoi, pour qui et pourquoi maintenant. Ce moment est présenté comme un espace de découverte mutuel. Il est destiné à favoriser l’affiliation au travail qui va s’amorcer et présuppose que chaque participant adhère aux règles de fonctionnement fixées d’emblée comme règles du groupe. Ce cadre requiert l’engagement à : la confidentialité, la bienveillance, l’assiduité, le fait que cet espace de travail ne soit pas un espace décisionnel, qu’il soit centré sur la manière dont chacun vit sa pratique professionnelle etc.
Le cadre du déroulement des séances étant fixé, chaque participant est invité à exprimer ses attentes concernant ce travail afin d’expliciter ses intentions. Dès cette première séance, je demande un récit de trajectoire : qui suis-je ? Il s’agit de permettre à chacun d’indiquer d’où il parle : quel métier, quelle formation, quelles expériences, quelle ancienneté ?. . A chaque récit, je me permets d’intervenir pour obtenir des éléments de singularité. Cette présentation de soi se conclut par une question de définition : comment désignez-vous ce travail et quel en est l’intérêt ? Ce récit de trajectoire, je le réalise pour moi-même pour annoncer d’emblée que je ne serai pas dans une lecture unique, fort d’une expérience professionnelle de 35 ans, ponctuée par plusieurs formations au carrefour du soin, de la pédagogie et de la psychologie, et nourri par trois champs : la praxéologie, la phénoménologie et l’ethnologie.
Dès les premières séances, les attentes se dessinent, la demande réelle se profile soit à demi-mots, soit à travers les métaphores, soit dans des tensions d’emblée perceptibles.
Je commence chaque séance en demandant : «Quelle situation ou question souhaitez-vous évoquer aujourd’hui ?»
Après avoir pu exposer suffisamment une situation, je demande au(x) participant(s) de préciser quelle question elle leur pose et ensuite s’il(s) souhaite(nt) la travailler.
Lorsque les échanges dans le groupe se sont déroulés, mais que les objectifs demeurent flous, je demande : « Qu’est-ce qui vous ferait dire que ça vous aura été utile d’avoir parlé ici de cette situation ? » « Que souhaitez-vous qui soit différent pour vous par rapport à maintenant dans une heure ou deux ? » Ces questions permettent d’une part de préciser les objectifs des participants mais aussi de visualiser les solutions.
La nécessité de créer une continuité induit deux enjeux
• D’une part, la reprise systématique des situations d’une séance à l’autre. Je commence chaque séance de supervision en demandant : «Qu’est-ce qui a changé depuis la dernière supervision?» Cette question qui induit qu’un changement s’est produit dans la situation professionnelle évoquée précédemment permet aussi de recueillir des informations sur l’éventuelle évolution du contexte institutionnel.
• D’autre part la description détaillée des situations qui ne posent plus problème, quand «ça va» : «Qu’est-il important pour vous de continuer de faire, voire d’amplifier pour maintenir le « changement » ?
La supervision n’est à mon sens pas le lieu où seules les situations problématiques doivent être abordées. C’est ce que j’énonce en présentant le cadre de mon intervention.
Les vignettes cliniques
Cinq exemples vont nous permettre d’en saisir la portée. J’ai choisi cinq figures différentes qui montrent une palette élargie des préoccupations. Chaque figuration sera présentée sous forme de vignette. Pour moi une vignette est une somme d’observations destinées à illustrer une problématique, voire une problématisation. Une vignette est clinique quand elle traite de la vie dans l’historicité des faits, dans les interactions qu’elle engage et dans la sémiologie dans laquelle elle s’inscrit. Chaque vignette doit être contextualisée.
La première vignette a été choisie pour illustrer le statut du sujet parlant. Il sera question de parler de l’éthique de la parole. La “parole” est l’acte d’un sujet qui cherche à se reconnaître à travers un Autre, pour se faire reconnaître, pour connaître autrui. En supervision, la parole déposée est dite pleine car n’est pas là simplement pour communiquer, elle questionne l’autre, afin qu’à travers la réponse de celui-ci quelque chose soit entendu. L’énonciation plutôt que l’énoncé : un énoncé professionnel devient une recherche de sens en quête d’une praxéologie. En résumé dans une supervision la parole ne sert pas seulement à informer, mais aussi à évoquer, à appeler, à interpeler, à questionner et surtout à permettre et à favoriser la parole de l’autre. Mais comment faire avec cette parole?
La deuxième vignette met en scène un processus bien connu des sociologues de l’organisation, notamment Crozier et Friedberg(1977) qui considèrent qu’il faut se concentrer, non pas seulement sur la fonction des acteurs ou des sous-systèmes au sein d’une organisation, mais aussi sur les stratégies individuelles des acteurs. Les moments de changement de direction sont autant de moments où l’histoire réclame sa prise en compte, convoque à l’élaboration de ruptures, de séparations et de consentement à ce que ça échappe. « L’histoire doit tout à la fois échapper à celui qui part – puisqu’il en est d’autres qui le suivent – et à celui qui arrive – d’autres l’ayant précédé. Or ces places sont marquées par la problématique du pouvoir; de ce fait les enjeux œdipiens viennent s’y développer entre assomption symbolique de l’organisateur œdipien et captations mortifères. Lors des passages généalogiques, il est ainsi question de transmission, et plus spécifiquement de transmission du pouvoir, soit de cette possession imaginaire du « phallus » censé octroyer « la jouissance », combler le manque. » (Gaillard, 2001)
La troisième vignette est un morceau d’anthologie : venu pour aider l’équipe à se créer des espaces de verbalisation, je me retrouve renvoyé à mon métier de formateur entrain d’initier une démarche de projet. Si la commande institutionnelle est bien la supervision, la demande de l’équipe est un besoin de professionnalisation. Serions-nous ici dans l’autoformation assistée (Carré, 1997) ? La métaphore du cru et du cuit empruntée à Lévy Strauss fille droit vers le travail d’émergence qui se met en place comme une fonction maïeutique.
La quatrième vignette est un cas d’école : l’objet se construit en direct. L’équipe est pluri professionnelle. Il y a quelque chose du transdisciplinaire qui va se jouer à ce niveau pour nourrir la clinique éducative. «L’expérience se distingue radicalement de la science, puisque là où la science déploie une visée téléologique, l’expérience reste un processus foncièrement dialectique. La dialectique de l’expérience trouve son achèvement propre, non dans un savoir définitif, mais dans l’ouverture à l’expérience suscitée par l’expérience elle-même. L’expérience se constitue comme un procès dont nul n’est maître» Hans-Georg Gadamer (1996)
La cinquième vignette illustre que dans le travail d’analyse, il s’agit non seulement du sujet parlant, mais que l’acteur professionnel s’entrevoit aussi comme un sujet agissant. « On ne peut que partager le point de vue de René Barbier lorsqu’il précise que « la recherche-action a l’ambition de ne plus séparer les faits et les valeurs, mais de redonner valeurs aux faits pour retrouver une responsabilité de l’homme agissant » (René Barbier, 1997)
Vignette n° 1 : PAROLE DU SUJET, SUJET D’UNE PAROLE ou quand une structure décide de changer de superviseur (Sujet, parole et exclusion. Une philosophie du sujet parlant) Fred Poché
Lorsque je suis sollicité par le directeur, cela fait quelques mois que la supervision a été interrompue : l’équipe qui avait été à l’origine de la demande de supervision demande à changer de superviseur. Dans cette structure, il avait été instauré deux temps distincts : un temps pour l’équipe, scindée elle-même en deux, et un autre temps pour l’équipe de direction. Ce que me rapporte le directeur m’évoque d’emblée un phénomène d’acting out.
Pour Encyclopaedia Universalis, Acting out, expression anglaise utilisée principalement en psychanalyse et en thérapie de groupe pour désigner une transgression de la règle fondamentale de verbalisation, dans l’association libre, ou celle du « faire comme si », dans le psychodrame. L’actingout définit un acte impulsif dont le caractère auto agressif ou hétéro agressif (contre le thérapeute, le moniteur ou les autres membres du groupe) est manifeste.
L’acting out implique les idées de complétude, d’absolu, d’extériorisation totale de l’agir. Il est directement lié à la présence du transfert : le sujet agit au lieu de parler ; c’est une forme de blocage ou de résistance. Le membre d’un groupe tend à se débarrasser du transfert, à le méconnaître, dans ce qu’il implique de verbalisation gênante et insupportable.
Deux mois s’écoulent, entre temps j’ai accepté d’engager un travail avec la structure, l’équipe a été sollicitée et informée. Les séances vont démarrer dans un système contraint : deux groupes sont formés, leur composition a été pensée par la direction, les binômes ont été séparés, la présence est obligatoire, et la durée de la séance est fixée à une heure et demie.
A la première rencontre, le rituel de présentation confirme mon idée de acting out, le groupe semble unanime pour aborder le statut de la parole : parole individuelle ou parole collective ?
La scène se dessine et est décrite par l’un d’eux : « un membre du groupe s’expose dans la splendeur de toute sa singularité ». Toute la séance lui est consacré, les autres membres du groupe font silence et assiste en spectateur. Ce qui est donné à voir est ressenti parfois comme un moment de souffrance et non pas comme une mise au travail. « Ça c’est du voyeurisme, on nous a invité à voir, à regarder et entendre quelque chose qui est mal vécu et chacun devait s’y soumettre à son tour ». Cela se passe entre le superviseur et un membre du groupe qui n’a pas le droit d’intervenir. Ce lieu de parole devient un lieu d’individuation. Si chacun s’expose ainsi, est-ce qu’il s’agit d’une cure analytique, un psychodrame analytique, auquel cas est-ce le contrat de départ ? Peu à peu, le silence s’insinue, la scène se vide, plus personne n’accepte de jouer le jeu. Cette personnification, d’après un autre membre de l’équipe, met l’accent sur les défauts du professionnel, et peut cristalliser un discours sur la qualité des interventions jusqu’à cultiver un sentiment d’incompétence. Ce professionnel va ensuite parler de la théorie du bouc-émissaire développée par René Girard (1972). La violence et le sacré est tout entier une réponse à cette invitation. Comprendre le caractère opératoire du bouc émissaire, c’est comprendre que le spectacle de son sacrifice visible aux yeux de tous, rituellement répété au fil des séances, permet d’obtenir des résultats – selon l’expression même de Girard – «hautement concrets » – et d’abord celui de concentrer toutes les tensions intérieures à une société pour « rendre sa vigueur à un ordre culturel déprimé et fatigué », comme l’est celui de la société mondiale d’après-guerre. »
Le nouveau scénario envisagé par le groupe est collectif. Le groupe est unanime pour désigner ce temps comme un espace de parole. Le nouveau mandat du groupe se dessine peu à peu : « c’est important d’être avec les autres pour partager non seulement des réflexions sur la pratique, mais ses émotions, se sentir bien au travail ». Dans cet énoncé, il faut entendre le désir d’un travail d’équipe où celui qui expose une situation ou une thématique vient le soumettre à la sagacité du groupe. Il ne s’agit plus de mettre l’un d’eux sous les feux de la rampe. Le groupe demande à rester ensemble dans une parole qui circule : « se sentir dans un travail d’élaboration, dans un sas de prise de recul, pour gérer et évacuer la pression », et « rassembler des avis divers non pas pour uniformiser nos points de vue, mais pour tendre vers une harmonisation des discours grâce à l’éclairage d’un intervenant extérieur reconnu pour son expertise »
Dans cette posture, chaque membre se croit à l’abri de l’auto disqualification. « Le travail du groupe permet ainsi au professionnel de sortir d’un processus de désignation, tant en ce qui concerne ses comportements que les émotions qu’il éprouve. Sa difficulté est ainsi resituée dans un contexte d’interaction élargie et non plus uniquement centrée sur lui-même ou l’usager avec lequel il est en difficulté. » (Pascal Soubeyrand 2004, p.512). Le professionnel passe ainsi d’une fonction d’acteur à celui d’auteur. Il est auteur par ce qu’il se raconte, et ce récit il vient le livrer à ses collègues pour se délivrer soi-même d’une histoire qui n’est pas que la sienne. C’est l’histoire d’un face à face où le tiers (le groupe) n’est pas en faillite.
L’espace de parole qui se constitue ainsi crée des zones de double communication : se démarquer et s’articuler, être soi dans une singularité tout en prenant conscience que l’on se construit dans une pluralité d’influences. La prise de parole implique toujours, quel que soit le domaine où on se situe, quelque chose qui est de l’ordre du « Je ». Ce « je » là est, en même temps, un « nous ». Si un professionnel se prononce en son propre nom dans une réciprocité quotidienne, car sa part de détermination donne une tonalité singulière, il n’en demeure pas moins qu’il parle au nom de l’institution. Le je de l’énonciation dit quelque chose de nous. Cela démontre enfin la nécessité d’une méthodologie de projet… J.P. Boutinet, menant une réflexion globale sur la notion de projet, incite à lever la « tête du guidon ». Ce qui, selon lui, est d’ailleurs le rôle d’un « conseiller analyste extérieur » (que l’on appelle plus couramment coach ou consultant, superviseur), qui doit avoir pour mission :
– d’aider le ou les acteurs à mieux déchiffrer la situation dans laquelle ils sont insérés, afin de dégager des possibilités d’action ;
– d’aider les acteurs à expliciter leurs motivations ou leur absence de motivation ;
– de dégager d’éventuels objets préférentiels à investir, à la lumière des souhaits et des attentes du groupe.
La demande de cette équipe se focalise sur une pensée collective qui doit faire référence à l’intelligence collective. C’est ensemble que l’on tente de comprendre le sens des situations dans lesquelles chacun est impliqué. L’intervenant extérieur, grâce aux apports théoriques et d’expériences, nourrit la capacité d’analyser les situations dans lesquelles le professionnel s’engage, les fonctions exercées, les transactions amorcées et les coopérations mobilisées. Ajustements mutuels et compromis de coexistence alimentent l’inscription dans l’équipe.
Vignette n° 2 D’UN MONDE A L’AUTRE ou du balbutiement d’un projet lors d’un changement de directeur (Continuité ou discontinuité ?!)
Les moments de changement de direction sont autant de moments où l’histoire réclame sa prise en compte, convoque à l’élaboration de ruptures, de séparations et de consentement à ce que ça échappe. (Georges Gaillard, 2001)
C’est la procédure classique : je suis sollicité par le directeur. La première rencontre me permet de préciser comment je vois ce travail. Le directeur me confit qu’il s’agit bien d’une demande de l’équipe. Dans cet échange, nous aborderons l’évolution des pratiques éducatives. Il sera question de démarche de projet, de taxonomie, d’évaluation interne. Quelque temps après, je reçois les dates des séances : une fois par mois, durant une heure et trente minutes je reçois un groupe de huit volontaires. Les groupes sont constitués par le directeur. Dans la composition du groupe, nous avons l’ensemble des secteurs : éducateurs, kinésithérapeute, psychomotriciens, assistante sociale, hommes d’entretien, comptable, cuisinière, lingère. Les cadres sont absents. A chaque séance la liste d’émergement est là.
La première séance donne une tonalité particulière au travail qui va s’amorcer : le Directeur est venu m’accueillir pour me présenter à l’équipe. Il a aussi invité un salarié à venir faire une déclaration solennelle. « J’ai décidé de ne pas faire partie du groupe. J’étais parmi ceux qui avaient réclamé la supervision, mais ça ne correspond pas à notre demande». Sans attendre de réaction, cet éducateur spécialisé est vite parti en ponctuant sa sortie d’un « je vais travailler, il y a des adolescents qui m’attendent ». Avant qu’il ne franchisse la porte je me permets de lui dire que son annonce pourrait constituer un point d’échange et qu’il nous laissait bien dans l’embarras, surtout ces collègues.
Le directeur me laisse avec le groupe et le rituel de rencontre démarre par le tour de table habituel : qui suis je ? Comment désignez-vous ce travail et quel en est l’intérêt ?
Les motivations se situent à des niveaux très différents:
– Certains sont sans attentes particulières. Ils viennent voir ce que ça donne et puis : « les temps sont durs, c’est important d’être avec les autres membres de l’équipe, je ne sais plus où j’en suis, il y en a beaucoup qui envisagent de partir d’ici. »
– D’autres expriment le besoin d’évacuer un stress de plus en plus lourd : « besoin de prendre du recul, comprendre mon malaise, savoir comment faire, mieux aider l’usager, préserver ma vie personnelle, être rassuré dans mes actions quotidiennes, plusieurs années d’expériences sont en train d’être remises en cause. etc. »
– D’autres encore parlent d’un moment de formation où un regard extérieur peut introduire des questions de réflexion que l’équipe n’arrive plus à formuler. Un participant parle alors d’instance d’auto régulation : « j’ai besoin de me renouveler, j’ai fait plusieurs formations, j’ai même validé un master, mais j’ai l’impression de perdre du sens, de ne plus bien être sûr de mes engagements professionnels ».
Ces explicitations ont toutes en commun d’exprimer la nécessité de pouvoir parler en groupe de ses difficultés ou de ses émotions pour prendre une distance et surtout de ne pas s’auto disqualifier ou se désigner comme professionnel incompétent.
A la fin de la séance, je reviens sur la déclaration de leur collègue pour leur demander leur réaction. Les propos des uns et des autres me font penser à une équipe en manque de repères ; restait à savoir de quels repères il s’agissait. La demande initiale était un travail s’adressant à des équipes qui travaillent avec le même groupe d’enfants, l’idée étant d’accéder à une réflexion collective pour construire des solutions aux difficultés quotidiennes. Les groupes proposés sont composés de volontaires, leur constitution est composite.
Le second groupe est d’une posture bien différente. Les attentes sont davantage du côté de la démarche de projet : un besoin de méthode d’approche et de conseil sur les conduites à tenir face à des situations où les issues paraissent incertaines. «Que dois-je faire face à cette situation?» souhaitant que le «superviseur», voire le groupe, apportera une « aide technique » et occupera une position « haute » par rapport à lui. Le débat est orienté sur la recherche de solution. En reconnaissant et en nommant les limites institutionnelles dans les construits pédagogiques, l’ensemble du groupe semble attendre des changements et souhaite que le travail engagé permette de mieux situer là où se trouve l’espace d’une professionnalité reconnue, voire attendue par le directeur. J’ai compris que les membres de ce groupe voulaient accroître leur compétence. L’instauration de ces groupes est jugée comme une respiration face à une direction vécue comme une instance redoutable.
Dans la suite des séances, et du travail qui s’amorce, à travers les situations ou les thèmes abordés, une préoccupation majeure va s’imposer : quelle conduite éducative tenir face à des manifestations qui vont être présentées comme symptomatiques d’une perte de sens pour les uns, et comme une résistance au changement pour les autres. Ce qui se joue est caractéristique d’un journal d’étude clinique. Voici deux illustrations : la première met en scène deux professionnelles, la seconde concerne le comportement agressif d’un enfant.
Une éducatrice vient de prendre une porte en pleine figure, résultat, un nez cassé. De l’autre côté de la porte, un professionnel est confronté à un enfant très agité qu’il tente de calmer. Il ouvre la porte pour le mettre dehors. En poussant violemment la porte, l’accident se produit. Pendant que l’une se tord de douleur, l’autre le dispute en lui demandant ce qu’elle fait là. Cet exemple est présenté pour illustrer un défaut de communication ponctué par cette phrase qui en dit long : « il n’y a même plus de solidarité entre nous, je suis allé à l’hôpital, il ne m’a même pas demandée, comment j’allais ; personne n’a pris de mes nouvelles, nos relations se dégradent à vue d’œil ».
En invitant à produire une description détaillée des situations sur le terrain (histoire du groupe, sa constitution, les usagers qui le composent, les référents théoriques, les rites, etc), c’est tout le groupe qui se met à parler de malaise, de climat délétère, de rupture de lien etc. L’objectif de cette invitation vise la transformation par les professionnels des informations livrées, en informations pertinentes et utiles pour leurs relations avec les usagers et entre les membres de l’équipe. Les solutions vont s’extraire des difficultés évoquées. Elles sont tout ce qui permet aux participants de prendre conscience des interactions qui se produisent au sein de l’institution.
Un membre du groupe rapporte la situation d’une adolescente qui demande une vigilance accrue, elle agresse les autres enfants. Dès qu’un professionnel exprime un signe de fatigue et un besoin de se reposer, il se fait littéralement envahir, vampiriser jusqu’à servir de repoussoir. Ce harcèlement continu va produire au sein du groupe et au sein de l’institution un effet de stress, au point que la proximité avec ce jeune est évitée par tout le monde. Peu à peu le groupe se marginalise, on parle de volontariat pour y travailler, mais si cet évitement est évoqué à propos des professionnels, les usagers quant à eux subissent cette cohabitation en silence, parfois douloureusement (coup, cheveux arrachés etc). Ici, la description détaillée portera sur le projet du jeune à commencer par son parcours depuis son admission jusqu’à maintenant : travail sur les aires d’expériences, sur la temporalité du jeune, sur les intersubjectivités. En gros, il s’agit d’expliciter l’ensemble des données qui permettent de situer l’individu dans le temps, dans l’espace et dans le psychisme collectif.
Ces deux illustrations montrent qu’à un moment ou un autre, l’institution est face à son histoire et son actualité car elle s’écrit au jour le jour.
Vignette n° 3 LE CUIT & CRU ou l’instauration d’un cercle vertueux dans le projet
Cela conduit Lévi-Strauss à une remarque importante : pour atteindre le réel, il faut au préalable pouvoir faire abstraction du vécu. La remarque peut prêter à discussion sur le détail (« qu’est-ce que le réel ? »), mais on en voit la ligne directrice : seules des expériences nouvelles permettent de développer de nouveaux paradigmes
Je suis contacté par mail. Un rendez-vous est pris. Je me retrouve devant quatre personnes. Chacun se présente. C’est le sommet stratégique de la structure. C’est ce que j’entends mais, j’ai le sentiment que la légitimité est ailleurs. Il y a là le directeur, deux chefs de service et un travailleur social chargé des relations avec l’extérieur. Je leur propose le schéma de Henry Mintzberg comme point de départ pour déterminer l’objet de collaboration future. Nous repérons les cinq éléments de l’analyse institutionnelle : le centre opérationnel, c’est l’équipe qui gère le quotidien ; la technostructure, c’est l’instance qui pense l’institution ; le support logistique, c’est l’instance qui administre la structure ; la ligne hiérarchique est composée de chefs de service, c’est l’instance qui orchestre la mise en œuvre des actions et des missions de l’institution ; et le sommet stratégique qui est l’instance qui dirige. Cette rencontre va permettre de dégager des prolégomènes dans le but de repérer les points aveugles pour construire la commande. Les points aveugles sont identifiés à tous les niveaux. Ainsi, le travail qui s’amorce concerne-t-il l’ensemble du dispositif. L’institution fonctionne sur deux lieux. Nous constituons trois groupes distincts : les cadres et deux équipes. J’ai compris qu’il fallait soutenir cette équipe à mettre des mots sur le projet : d’abord en définir les contours, et ensuite explorer avec eux les types d’inscription et les qualités de présence auprès des usagers. Nous concluons cette rencontre et nous informons le directeur que nous allons travailler sur la bientraitance. Je propose comme point de départ la définitionde l’ANESM : « La bientraitance est uneculture inspirant les actions individuelles et les relations collectives au sein d’un établissement ou d’un service. Ellevise à promouvoir le bien-être de l’usager en gardant présentà l’esprit le risque de maltraitance »
A la seconde rencontre, un des cadres a été chargé de transcrire et de traduire la commande et je reçois ceci : « Sécuriser le développement du projet d’établissement en accélérant le changement par une démarche de progrès maîtrisé »
La rencontre avec la première équipe révèle une pression. Ma présence est vécue comme un audit. L’un d’eux m’indique les circonstances de ma présence en m’informant qu’ils ont fait l’objet d’une inspection par les instances de contrôle et que cette rencontre en est alors la suite logique. Je me positionne comme intervenant extérieur avec la volonté de le rester, mais j’insiste sur l’idée que le contexte n’exclut pas que chacun puisse mesurer pour soi-même sa congruence. À partir de l’expérience de chacun, il s’agit de revisiter les fondamentaux d’une pratique d’assertivité qui consiste à développer le potentiel relationnel & professionnel :
· Comprendre les problématiques des personnes accueillies
· La disponibilité comme conduite professionnelle : comment s’élabore-t-elle au jour le jour ?
· La communication interpersonnelle ou question de l’habilitation intersubjective…
· Améliorer la relation à soi ou question de la maturation professionnelle au contact des usagers et des collègues…
Après cet ajustement mutuel ou ce compromis de coexistence, nous revenons à l’objet de notre rencontre. Le rituel de rencontre démarre par le tour de table habituel : qui suis-je ? Comment désignez-vous ce travail et quel en est l’intérêt ? À cette rencontre, c’est toute l’équipe qui est conviée, y compris le psychologue, mais il sera absent. La composition du groupe interroge d’emblée la notion de bientraitance. Nous avons dans cette équipe deux fonctions qui font clivage : certains ont la fonction de référent, les autres sont des animateurs d’activités. Ces animateurs expriment que leur travail n’est pas reconnu. En les entendant s’exprimer, il apparait que ces professionnels n’ont pas de formation définie. Si leur pratique repose sur un tâtonnement, leur compétence n’est pas obvie, cette donnée sera prise en compte pour la suite des séances. Le besoin de formation est donc flagrant.
La seconde équipe est mieux outillée. C’est une équipe de cinq, quatre sont qualifiés, le dernier qui a quatorze ans de pratique devrait bénéficier d’une VAE. Ce groupe n’a pas subi de contrôle. Les attentes sont orientées sur la connaissance du public et sur la production du sens. Dès les premières séances, nous sommes partis sur la notion de diagnostic socio-éducatif.
A une séance suivante lorsque je retrouve la première équipe, une situation est rapportée : c’est une illustration clinique qui va porter sur les besoins du public. C’est un public de personnes adultes souffrant de troubles psychotiques sévères. Je perçois un besoin d’informations sur les pathologies, ce travail devra être abordé avec le psychologue de l’établissement. J’ai d’abord proposé de travailler à l’aide d’un blason d’autoformation sur les difficultés que chacun rencontre dans sa pratique. Le modèle proposé par Pascal Galvani est adopté. Le tour de table qui va suivre montre des savoirs être inspirée par l’altérité, l’empathie domine dans leur posture de travail, les conduites de disponibilité n’attendent qu’à être soutenue par un projet cohérent.
Le projet se précise : des fiches d’action sont écrites, soutenues par les chefs de service. L’échange sur les situations éducatives s’engage. Une réflexion sur la pathologie de chaque usager s’amorce. Les besoins de chaque personne sont mis en exergue grâce à une observation qui instruit un travail sur le diagnostic partagé. La pratique est ainsi contextualisée, la démarche de projet inspirée par l’apport de l’intervenant extérieur s’inscrit dans la lignée des taxonomies (Bloom(1956), Mager(1977), Hameline(1979), etc). Le rapport au savoir est référencé à l’action-recherche au point de déboucher sur une psychopédagogie fondée sur l’expérientiel. Ce n’est pas la théorie qui inspire la pratique, c’est la pratique qui inspire la conceptualisation. C’est tout le travail de problématisation qui se met en route avec la présence de l’intervenant extérieur. L’espace de parole devient un espace de formation. La formation est à prendre au sens étymologique du terme : mettre des formes aux actes, mettre du sens. Il s’agit d’opérer un mouvement du passage à l’acte au passage au verbe. Progressivement, les illustrations cliniques rapportées par l’équipe vont se traduire par une mise en mots sur des maux.
Vignette n° 4 DEMARCHE QUALITE/QUALITE DE LA DEMARCHE ou à la recherche d’une démarche affichée du côté de la clinique éducative
« Parler de dimension clinique, ce n’est pas seulement considérer les actes du professionnel soignant (psychiatre, psychologue, orthophoniste, psychomotricien), il s’agit d’une rencontre de compétences imbriquées, organisées au sein de l’établissement pour une approche transversale.
Le contact se fait au téléphone. Rendez vous est pris. Lorsque j’arrive, toute l’équipe pluridisciplinaire est là. C’est comme ça que cette équipe fonctionne, il n’y a pas le filtre d’une équipe de direction, tous les participants expriment chacun leur tour leur perception de cet espace de parole.
La définition commune de ce lieu est « groupe d’analyse des pratiques » : « aujourd’hui nous avons GAP ». Cela fait partie de la culture d’équipe. Ce lieu crée des zones de double communication : se définir et s’articuler, être soi dans une pratique tout en prenant conscience que son métier on le construit au contact d’autrui. La prise de parole implique quelque chose qui est de l’ordre du « Je » et s’élabore à la lumière d’un « nous », types de discours dans lesquels le collectif s’imprègne. Chaque participant se prononce en son propre nom (d’où je parle, « je suis éducateur », « je suis cuisinière », je suis psychologue », « je suis chef de service » ou au nom de l’institution, c’est la référence au projet, « ma fonction, c’est ». A côté de cette double communication, il y a une double contrainte : implication/distanciation, utilité/vérité, compréhension/ dénonciation, engagement/dégagement ; tout ça pour arriver à une fécondation mutuelle : créer un espace réflexif sur la tension entre des rationalités et des pathologies, entre des vécues et des expertises.
Le tour de table qui ritualise l’instauration de l’échange prend d’emblée l’allure d’un morceau d’architecture. Chacun se place dans la portée de l’histoire de l’institution : « je suis là depuis le début, je suis cuisinière, je peux maintenant assister à ce genre de réunion, d’ailleurs les jeunes ne me voient plus comme la cuisinière, ce groupe de parole peut m’aider à comprendre ce qui se passe ». Ici j’ai rappelé que dans son étymologie educare, éduquer voulait aussi dire nourrir. « Je suis surveillant de nuit, ça fait des années que je travaille ici ». Cette présentation me donne l’occasion d’évoquer l’existence dans la vie institutionnelle de deux régimes : le régime nocturne avec tout ce que cela comporte en termes d’enjeux. La nuit, le sommeil, les ténèbres, l’angoisse, la solitude, renvoient au monde de l’imaginaire, parfois du silence, du secret où l’usager peut se soustraire. Mais la nuit peut être l’occasion de confidence. Ce témoignage qui pourrait nourrir la proximité est un moment qui requiert tout un travail de distanciation que l’on peut aborder en analyse des pratiques. Il y a ensuite le régime diurne qui comporte d’autres enjeux. Le jour, l’éveil, la lumière, l’excitation, la sublimation, le partage, renvoient au registre du symbolique, au rapport au savoir, parfois de la parole, de la rencontre où l’usager peut s’exposer, verbaliser. Mais le jour peut être l’occasion de fuite. Ce témoignage qui pourrait alimenter la distance est un moment qui requiert un travail de proximité que l’on peut aborder en analyse des pratiques.
« Je suis éducateur depuis six ans ». L’autre acception de l’éducation, c’est educere, l’ordre de la loi y prend figure de référence. Le jour, à la recherche du lever du soleil, le travail d’orientation instaure la question de la dynamique identitaire qui se fait par la confrontation. Lorsque les frontières se dressent l’éducateur accompagne la traversée du public dans la double exigence de couplage structurel et de clôture opérationnelle. Connaitre les besoins spécifiques et les satisfaire, c’est toute la question du diagnostic partagé qui incombe au travail transdisciplinaire. « Je suis psychologue depuis le début ». La rencontre avec l’usager est emprunte de subjectivité, l’échange de parole se réalise dans une situation d’implication réciproque. Ici je suggère un travail sur le tiers, le ternaire ou sur le troisième terme. La relation interpersonnelle, telle qu’on la rencontre dans un groupe social quelconque, a besoin d’un élément extérieur, d’un « troisième terme », qui sert de charpente au groupe. Dans une société où la famille nucléaire tient le haut du pavé, cette charpente peut allègrement s’effilocher sans crier gare. La famille nucléaire se structure essentiellement par la relation à trois: père-mère-enfant. Dans cette interrelation, l’enfant prend conscience que son père et sa mère ont des relations entre eux, en dehors de lui. Dans cette nucléarisation, l’enfant vit une relation mère-enfant duelle fusionnelle. L’Oedipe représente justement cette irruption de la réalité venant séparer la relation fusionnelle. La psychologue et psychothérapeute Renée Marti nous introduit dans cette relation ternaire à travers une lecture sartrienne : « L’adéquation de toute relation à deux à la réalité matérielle et sociale passe par l’introduction d’un troisième terme, médiateur et surtout garant du fait que la relation reste ancrée dans la réalité et ne va pas sombrer dans un délire à deux, dans un enkystement psychotique ou pervers». Contrairement à ce qui est communément induit, cette fonction de médiateur n’est pas dévolue aux seuls pères ou mères. C’est toute la société avec ses différentes instances qui doit être au cœur de l’introduction du troisième terme. Ça peut être le cas d’une famille mono parentale. Quand une mère se retrouve seule à élever son enfant, l’existence d’une multitude de relais, proches familiaux ou amicaux, structures institutionnelles, communautés, tient lieu de troisième terme. Emmanuel Lévinas donne d’autres exemples de ce que peut être ce « troisième terme » : un dogme, une œuvre, une profession, etc…Nous appelons faillite du troisième terme lorsqu’une rupture s’est établie entre la société et les personnes, qui se traduit par un émiettement du tissu social, la perte du sens des relations entre les gens. De solidaires, les personnes deviennent solitaires.
« Je suis chef de service depuis neuf ans ». J’indique que cette énonciation convoque entre autre la manière de s’inscrire dans la ligne hiérarchique et la question des frontières de l’organisation avec le recours au cadre et aux repères peut constituer un point d’ancrage.
Les membres de l’équipe égrènent ainsi une temporalité qui en dit long sur une « chronoscopie » qui va situer notre approche dans un espace-temps d’où émergent des manières d’être et des manières de faire. Si le statut de chacun ne change pas, les fonctions doivent être interrogée à la fois dans leurs visées transactionnelles et dans les enjeux qui traversent la dynamique institutionnelle.
Chaque métier introduit une double transaction : « Construire et transmettre des significations – et donc pouvoir mettre tel ou tel champ de pratiques en récit – n’est ce pas nécessairement articuler les séquences temporelles de son existence, le long d’un axe syntagmatique, avec les termes clés d’une argumentation qui oblige à choisir telle ou telle catégorie, faisant intervenir un autre niveau, paradigmatique, de la langue ? Cette « double articulation du langage » (Benveniste, 1974) est totalement homologue à la double transaction identitaire, l’axe syntagmatique mettant en mots la « transaction biographique » (choix des épisodes à raconter) et la « transaction relationnelle » impliquant l’axe paradigmatique (choix des catégories pour la raconter et, donc, référence à un discours d’autrui ») (Dubar, 1996, p. 43). Il s’agit de prendre conscience que les tranches de vie sont une mine d’or où le sujet est appelé à faire du tri entre ses atouts et ses faiblesses pour être capable de se trans (former).
Chaque situation abordée va permettre d’orchestrer la transdisciplinarité.
Vignette n° 5 LES SAVANTS DE L’INTERIEUR ou la création d’un entre deux
Il s’agit d’une pédagogie initiatique caractérisée par la valorisation d’une rencontre entre deux individus ; l’un est considéré comme « personne ressource » – représentée par l’institution de l’enseignement – et l’autre comme « personne projet » – représentée par l’adulte en formation. En permettant à un nombre important d’acteurs engagés sur ce terrain d’analyser, de conceptualiser et de valoriser leurs pratiques locales comme les « savants de l’intérieur ».
L’équipe de direction d’un CHRS a décidé d’engager le personnel qui composera les services de l’établissement dans un réaménagement du projet. Lorsque je suis sollicité, la commande n’est pas précise. C’est une petite association qui a peu de moyens et cette démarche, va être inscrite dans le cadre de la formation continue. On me demande alors de formuler trois contenus thématiques qui correspondent à trois groupes d’échange sur la pratique : l’accompagnement social et professionnel des personnes en déshérence ; l’accès au logement, perspective proxémique ; régime nocturne et gestion des situations de crise en CHRS
L’accompagnement social et professionnel des personnes en déshérence. L’objectif de départ fixé avec la direction pour un groupe de six éducateurs spécialisés était de comprendre comment se crée la fonction accompagnement dans une relation d’aide des personnes qui ont connu des situations de grande précarité. Il s’agissait alors d’instaurer une démarche de co-construction de projet où chacun, fort de son expérience, va prendre conscience de sa propre part de détermination dans le travail de conceptualisation qui s’amorce dans l’analyse des pratiques.. Il s’agissait pour moi d’aider les participants à construire un projet qui s’appuie sur la pédagogie du contrat. Je leur propose de partir de l’idée que l’accompagnement est irrigué par au moins trois filets de sens :
– un mouvement de réciprocité : l’autre a des connaissances à faire valoir. L’usager est à la fois acteur et auteur de son projet, sujet et objet, cela se joue dans la posture de l’équipe et de l’éducateur.
– une fonction maïeutique, il s’agit de faire accoucher l’autre de ses potentialités
– des transactions incessantes où s’exercent des ajustements mutuels, voire des compromis de co – existence dans les lieux ou les aires d’expériences (les ateliers, les entre deux, les entretiens individuels etc.).
La première rencontre se traduira par une demande de formation. J’ai pris le mot formation au sens étymologique de mettre des formes aux choses, de mettre du sens aux actions. L’équipe se met à produire du sens. Les participants sont intéressés par deux thèmes : la disponibilité comme conduite éducative et la circularité des énoncées du projet. Le groupe choisit alors de s’arrêter sur cinq axes du projet : permettre à la personne de s’approprier son projet de santé ; permettre à la personne de s’approprier son projet, de créer et développer son projet de vie ; permettre à la personne de se réconcilier avec lui-même, les autres et son environnement dans le nouage et le tissage des relations, dans la création de réseaux relationnels et leur stabilité ; permettre à la personne d’accéder à ses droits et de prendre conscience de ses devoirs. Je leur propose alors de partir de la notion de counsoling développé par Catherine Tourette-Turgis (1996) selon qui » le principe de cohérence du counseling réside fondamentalement en ceci : beaucoup de situations de la vie sont causes à elles seules de souffrances psychologiques et sociales et nécessitent la conceptualisation et la mise à disposition de dispositifs de soutien auprès des publics concernés. » Pour elle, « le counseling est une forme de « psychologie situationniste » : c’est la situation qui est cause du symptôme et non l’inverse. En ce sens, le counseling, forme d’accompagnement psychologique et social, désigne une situation dans laquelle deux personnes entrent en relation, l’une faisant explicitement appel à l’autre en lui exprimant une demande aux fins de traiter, résoudre, assumer un ou des problèmes qui la concernent. … l’expression « accompagnement psychologique » serait insuffisante dans la mesure où les champs d’application du counseling, … désignent souvent des réalités sociales productrices à elles-seules chez les individus d’un ensemble de troubles ou de difficultés. »
Il existe de nombreux programmes de counseling et tous privilégient une approche par situation et non une approche par la pathologie individuelle. Chaque participant dit son expérience de la relation de confiance et de l’empathie. Ils insistent tous sur la réciprocité éducative qui se met en route, leur travail n’aura de chance de ne servir de repoussoir que l’usager leur en donnera les clefs, d’où il travaille centré sur la qualité d’écoute.
La notion de counsoling a d’autant de poids que les situations rapportée parle de services d’accompagnement ou de soutien aux personnes confrontées à une situation difficile, comme : une maladie grave (ex : cancer, infection à VIH, etc.), un accident, la perte d’un proche, un viol, la torture pour les réfugies politiques, l’alcool, la toxicomanie, le suicide, l’inceste, la violence domestique et l’éducation à la santé.
Pour les séances qui s’enchainent, je demande aux éducateurs de rapporter des situations dans lesquelles ils vont s’impliquer en réalisant pour chaque personne volontaire, un blason, une bio scopie et un génogramme.
Cette équipe n’est pas transdisciplinaire, mais il y a quelque chose de l’ordre du trans qui se met en route dans l’échange des expériences. Le recours à la phénoménologie y contribue par la prise en compte de l’intersubjectivité.
L’accès au logement, perspective proxémique. L’objectif de départ fixé avec la direction pour ce groupe de quatre éducateurs spécialisés est de comprendre les mécanismes à l’œuvre lorsque dans une approche proximité/distance, la relation d’aide s’attache à consolider les « coquilles humaines ». Les espaces de vie (espace habitat, espace corporel, espace voisinage, espace social, espace des proches) constituent ces coquilles à partir desquelles l’analyse va s’effectuer. Le diagnostic socio-éducatif se réalise à partir de deux enjeux :
· Besoins spécifiques dans l’accompagnement au logement
· Les récits de trajectoires
Nous partons de l’idée que « Parler de soi – ou écrire sur soi – implique une mise en valeur de la personne, de son vécu, de ses souvenirs, de son histoire, de ses sentiments, ou, bien souvent, une revalorisation, une réactualisation de soi, de sa valeur propre » (Ditisheim, 1984, p. 202). Figure de l’auteur et figuration de l’autobiographie éducative : le sujet retrace par un récit toutes les influences hétérostructurantes qui l’ont guidé jusqu’à présent. Sujet communiquant et sujet énonciateur, le récit devient une mise en scène des interactions qui l’instaurent comme acteur et auteur des fluctuations de ses rapports au savoir.
Les situations exposées par les éducateurs vont être prélevées à partir de ces deux enjeux. Si l’analyse porte sur les besoins des usagers, la production de sens, la cohérence des conduites à tenir alimente les séances de rencontre.
Régime nocturne et gestion des situations de crise en CHRS.L’objectif de départ fixé avec la direction pour un groupe de six professionnels dont deux éducateurs spécialisés et quatre surveillants de nuit était de répondre à la violence sous toutes ses formes, affronter les situations difficiles dans leurs diversités en développant des qualités relationnelles rassurantes.
L’idée est de faire face à l’agressivité immédiate :
· décoder la signification réelle d’un comportement agressif
· savoir aider à exprimer ses états d’âme sans passage à l’acte
Et adapter sa conduite d’intervention en fonction du profil de l’interlocuteur
· connaitre les dispositions psychologiques de l’interlocuteur
· Ajuster son attitude en fonction du degré de gravité de la situation
· Rester dans les limites d’une relation professionnelle.
Les situations rapportées par les professionnels montrent un double besoin d’élaboration à la fois de mise en mots du vécu professionnel en lien à la relation éducative avec les difficultés qui en découlent, et la mise à jour des dynamiques et des enjeux sous-jacents aux problématiques présentes dans la relation d’accompagnement. La mutualisation et le partage des expériences contribuent à la reconnaissance des places et fonctions dans la chaine des compétences développées au sein de l’institution.
EN GUISE DE CONCLUSION : LA SUPERVISION ENTRE AIRE, ERRE & AIR
Je suis parti avec l’idée que la supervision était un système autopoïétique. Le superviseur est alors un intervenant extérieur qui exerce une fonction maïeutique. Il s’agit en effet pour lui de faire émerger le sujet social dans toutes ses articulations et dans toutes ses effervescences. « Le sujet social, nous dit Jacqueline BARUS-MICHEL, est individuel ou collectif (il prétend au «je» ou au «nous »), considéré isolément (individu) ou dans un lien solidaire (groupe, unité collective), énonciateur d’un projet parmi et avec les autres – projet identitaire, (expression, réalisation, reconnaissance) et projet de transformation de la réalité (coopération, production, profit). Ce à quoi tend le sujet social : sens (soi), reconnaissance (les autres), efficience (la chose), jouissance. Engagé dans les relations plurielles, tâchant d’y prendre parole, pouvoir et plaisir, il y achoppe aussi constamment, c’est pourquoi on peut parler là aussi de souffrance (souffrance au travail, souffrance sociale comme l’exclusion). Sujet en tension, en risque d’une autre forme d’aliénation que celle de la folie : l’asservissement, le sujet social est aussi en demande de sens. Ce qui nous introduit à la dimension clinique(1999). » Dans ces moments où les praticiens viennent déposer une parole, j’ai perçu des espaces d’élaboration et de verbalisation. La production de sens s’insére à chaque occasion dans une tranversalité qui donne corps aux productions d’équipe.
En parlant de « La généalogie institutionnelle et les écueils du travail d’historisation : entre filicide et parricide », Gaillard Georges (2001) fait état de ces achoppements que l’on peut rencontrer dans le travail de supervision. La vignette n°2 en est une des illustrations. Nous avons d’un côté une équipe composée de personnes qui sont nourries d’une historicité institutionnelle et de l’autre ceux qui militent pour la mutation initiée la loi de rénovation dite la loi de 2-2002. Il fallait éviter l’écueil d’un travail axé sur l’analyse des organisations qui porterait sur la dynamique institutionnelle où comme le précise encore G. Gaillard « le pouvoir est captif, la temporalité entravée, les identifications mises à mal, et les visées meurtrières agies » et poursuit-il « C’est donc du côté de la capacité d’un groupe de professionnels à conserver ou à retrouver de la pensée qu’il conviendrait de poursuivre la réflexion ». Il s’agit en effet de préserver les professionnels de la fascination de l’archaïque et revenir à la mission première qui est de soigner et d’accompagner les usagers.
Dans la vignette n°1, ce n’est pas tout d’avoir repéré les manifestations de l’Acting out, le risque de collusion avec l’équipe serait de renforcer la critique à l’égard du superviseur précédant. Si je mets l’accent sur le déchiffrage en commun des situations observées, le choix incombe au professionnel qui expose, mais son implication n’est pas neutre.
La troisième vignette témoigne d’un travail d’instrumentation. Comment aider les professionnels à s’ancrer dans la praxis ? Cette question nous conduit à concevoir en coproduction des outils non pas comme technicien mais comme praticien qui s’appuie sur son expérience. La supervision est un instrument de réflexivité qui permet au professionnel de se familiariser avec ses compétences professionnelles, les reconnaître sous leurs diverses déclinaisons, percevoir leurs ressources et mesurer les limites des actions qu’il mène. J’ai parfois été tenté de travailler sur les taxonomies. C’est le risque de passer plus le temps à la formation et moins de temps à une réflexion approfondie sur le vécu professionnel.
La vignette n°4 aborde la clinique éducative sans la nommer. La proximité avec l’équipe peut annihiler le nécessaire travail de distanciation. La fonction de tiers peut battre de l’aile. Le superviseur ou le régulateur qui est là pour porter un regard sur l’ensemble des logiques institutionnelles, leurs articulations, et orienter les réflexions sur le fonctionnement de l’institution, peut être pris au piège d’un regard complaisant.
Pour la vignette n°5, il ne faut pas que j’accrédite l’idée que l’homme agissant peut se passer de penser. Si ici nous sommes davantage dans une pensée de type opératoire, pensée caractérisée par un discours factuel et rationnel, on peut facilement mettre de côté la mobilisation des affects. La supervision est là aussi pour aider les professionnels à regarder leur pratique, pour l’analyser en osant mettre en lumière des aspects d’eux-mêmes sous un jour singulier. Il s’agit d’aider le professionnel à s’approprier son propre fonctionnement comme outil de référence professionnel.
On va, en somme, comprendre que la supervision est une aire intermédiaire au sens winnicottien. C’est dire que c’est un espace-temps où le sujet peut découvrir qu’il a cessé d’être son propre metteur en scène. Il est mis en scène par le jeu des affects qui lui échappe. En offrant un espace où vient se mettre en scène un vécu, parfois même, en deçà du langage et même du représentable, où se joue l’émergence de soi et de l’autre, la supervision est une erre : errance, utopie. Autrement dit, si l’historisation des observations cliniques est une tentative de créer un modèle cohérent et explicatif des actions des professionnels, l’uchronie qui y est associée consiste à élaborer un scénario complexe dans un univers complet, où les valeurs et les comportements sont inventés ou extrapolés à partir d’une analyse historiquement plausible de la date de divergence et de ses conséquences. Si la supervision fait parler, c’est qu’elle crée la juste distance qui permet de prendre de l’air.
BIBLIOGRAPHIE
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