Ethnicité et éducation

Dans un précédent texte « Du sentiment ethnique à la réhabilitation de la territorialité »  j’ai postulé que l’ethnicité était une source pour en faire des ressources à investir dans un réaménagement de la gouvernance de nos territoires. Je considérais le territoire dans son acception géographie culturelle. Mon discours était écologique puisque j’ai parlé d’éco structuration. Mais quelques esthètes sensuels du temps passé, promptes à s’émouvoir dès qu’un est évoqué, dont la pensée tourbillonne, effervescente et sensuelle comme les faits historiques qu’ils entendent décrire, virevoltent autour de la tribalité sans l’effleurer, ni la sentir, ni l’approcher vraiment préférant s’infatuer sur autre chose que le sujet abordé.


 Ce sont là les risques réels de cette entreprise qui ne remplacera jamais la lecture patiente et apaisée d’un écrit avec les méandres qu’ils comportent, les intuitions qu’ils suggèrent et les liens tissés entre les énoncées qu’ils autorisent.

  Mon propos, je le répète, relève d’une approche phénoménologique construite sur une herméneutique du vécu, ouverte aux sensibilités sociales et aux attitudes pour mieux comprendre et valoriser la vitalité de nos richesses culturelles de portée éducative.

  L’ethnicité inspire une socialité pensée comme l’affirmation d’une solidarité de base, son expression quotidienne dans une organicité plus rurale, différente du social mécanique urbaine où les individus sont entre eux d’une manière rationnelle et conflictuelle quand la tribalité triomphe par l’absence de démocratie participative

  Nous ne stigmatiserons pas le taux de scolarisation plongé dans une décrépitude que d’aucuns ont déjà noté. Nous n’aborderons pas non plus la dégradation de l’infrastructure scolaire désormais réglée par une dynamique mercantile. J’invite comme tant d’autres à une prise de conscience qu’il est temps de procéder à une sorte d’archéologie de nos savoirs tellement phagocytés par l’entreprise coloniale. Il n’y a pas de raison que l’émergence des mathématiques qui se soit faite entre Égypte et Soudan ne se fasse ni au Congo ni ailleurs dans des contrées ethniques réputées incultes.

 Nous aborderons trois niveaux de réflexion : les fondamentaux d’un projet issu de l’ethnicité, les principes d’une anthropologie pédagogique, la conquête du temps présent dans la désagrégation des logiques occidentales qui génèrent tant d’échecs scolaires, même si la pédagogie Freinet inspirerait l’éco formation que nous appelons de tous nos vœux.

 Les fondamentaux d’un projet issu de l’ethnicité

 L’ethnicité instaure des rapports entre l’institué et l’instituant. La dialectique du pouvoir et de la puissance sociale vont alors dicter les valeurs d’une enculturation qui structure des personnalités capables de résilience lorsque les aspérités des conditions de vie que nous connaissons, ne nous empêchent pas d’aller à l’école. L’homme africain est dur au mal. Il est tout proche de la nature dans une sorte de «éco symbolicité» intrinsèque de l´écoumène. « L´expérience et la communication humaine ont une dimension irréductiblement spatiale : le monde connu et imaginé que l´activité humaine convertit en empire de signes est, entre autres, une réalité géographique. Cette réalité n´est donc pas à l´écart du processus de sémantisation du monde : du fait même de sa matérialité, la réalité géographique est au contraire un support privilégié du processus de symbolisation, de conversion en symboles des éléments concrets de la vie humaine »

 L’éducation en générale et la culture en particulier est histoire d’appropriation des symboles. Le propre du symbole est de mettre en relation, de créer le lien entre des réalités de nature différente, d´articuler des ordres : le matériel et l´idéal, le concret et l´imaginaire, l´espace et le pouvoir.

 Si l´on accepte de considérer le symbole comme un médiateur essentiel de l’éducation, médiation entre les différents ordres du réel, il faut reconnaître les fondements culturels de ces ordres, pris comme autant de schèmes de pensée ou d’action spécifique, de catégories variant suivant les civilisations, leurs temporalités et leurs spatialités. L´analyse de la symbolique issue de nos territoires est donc une sémiologie des formes spatiales à lire à l’aune des schèmes et catégories culturellement fondées (autorité, identité, centralité, légitimité, monument, etc.). Nos royaumes connus au Congo n’y ont pas échappés. Il s´agit de comprendre comment une organisation de l´espace et un système de valeurs s´imprègnent l´un de l´autre. En outre, les changements d´échelle et de temporalité doivent être considérés comme des changements d´efficacité symbolique. L’inculcation de la culture coloniale n’a pas été neutre dans notre mouvement symbolique. Un lieu symbolique n´a pas la même signification vu de près ou représenté de loin, pour un petit groupe ou une large communauté, pour l´intérieur et l´extérieur, pour « nous » et « les autres », et à travers le temps. Un mbongui, un panthéon, un centre culturel ou une citadelle sont des symboles à la signification changeante selon le point de vue de celui qui les considère et sa position dans le temps. Faut-il rappeler pourquoi la reine Ngalifourou portait un casque colonial ? C’était une histoire de respect de symbole, histoire de dévoiement des signifiants.

 Au moment de célébrer les 50 ans d’indépendance, il est temps de briser les freins et les chaines que nous nous sommes mis dans nos têtes et qui produisent une vraie défaite de la pensée.

 En ce sens, l’anomie que génère ce débat sur la tribalité comporte un aspect utilitaire, elle doit permettre de comprendre la perdurance d’une gestion sociale qui va à la dérive et devenir facteur d’équilibre structural car il faut y en sortir. Mais la violence que pourrait inspirer cette anomie ne peut se réduire à vue utilitariste, parce qu’elle est sans finalité, inquiétante et revêt une forme symbolique comme passion vécue collectivement (dans ces incessantes guères civiles par exemple). L’anomie a une fonction rassemblant, elle génère du lien lorsqu’elle contribue à briser la sérialisation sociale, et se fonde sur l’image d’une société à créer. Elle aboutit à l’échange symbolique et en ce sens, elle est l’expression d’un désir de communion.

 Tout cela marque un renversement épistémologique où la culture est privilégiée par rapport à la seule préoccupation économique et où l’importance du mythique, du symbolique et de l’imaginaire doit être valorisée et non plus le dualisme marxiste infrastructure-superstructure. C’est aussi une « nouvelle » sociologie de la «profondeur de l’épaisseur et de l’opacité, de la profondeur des liens sociaux» (Durand G., 1979: 11). Une société dont les contenants de pensée sont externalisés (nous pensons en français) est vouée progressivement à la disparition de ses assises identitaires. Dieu merci plusieurs de nos archétypes sont identitaires : certains d’entre nous pleurent, rient, sont heureux en congolais.

  Il s’agit de désenclaver nos régions non pas seulement du point de vue des infrastructures routières, mais aussi du point de vue de la circularité de notre patrimoine culturel et des échanges interethniques, interculturelles pour éduquer au multilinguisme, à l’hybridisme culturelle. Le métissage est une richesse. C’est ce que l’école aurait dû construire à la rencontre avec l’occident. Le métissage est une interpénétration des entités et identités d’où s’élaborent des compromis de coexistence et des ajustements mutuels.

Les principes d’une anthropologie pédagogique

Le désenclavement appelle d’emblée deux propositions : la création de 2 structures, un Institut Régional de Formation (IRF) & un Institut Régional du Patrimoine Culturel (IRPC).

 Le choix du mot formation est une mise en perspective de ce que les étymologies du mot éducation ont induit dans l’histoire de la pédagogie. Éducation vient d’ex ducere, et e ducare. La première acception nous rappelle malheureusement la croisade civilisatrice. Ex ducere c’est conduire hors de l’état sauvage. Nos cultures n’étant que la perpétuation de noces barbares, il nous est donc difficile d’y adjoindre l’ethnicité qui est d’une autre dynamique. Par contre educare, seconde acception, c’est à la fois encadrer, éduquer et former. Mais educare est aussi un néologisme anglicisant né de la contraction deeducation (qui signifie éducation en même temps que formation des enfants etcare (to be taken into care, un être qui est confier aux soins de quelqu’un). Cela me convient bien pour introduire une archéologie du savoir.

  Pour comprendre un individu et lui offrir un espace de parole, il faut reconstruire avec lui ses inscriptions dans les différents tissus d’imbrications et d’agrégations.  Il faut permettre à l’apprenant de produire une image de soi tout en formant le projet qu’il veut négocier. Il est alors le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet. En produisant son blaze, il identifie les expériences les plus significatives, en lui permettant de réaliser une autobiographie éducative, le formateur lui fournit les éléments nécessaires à la construction d’un projet. Ce que nous recherchons en tout cas dans cette manière de procéder, c’est de travailler à aider le jeune apprenti à s’extraire du poids de la désolation. Chercher, dans l’histoire, l’échappée qui donne un étayage à la vie : l’événement inaugural d’une représentation de soi, plus acceptable. «Cette recomposition intentionnelle» (Cyrulnik, 2003, p. 30), fournit la matière pour raviver la flamme de l’estime de soi. Chaque production de savoir même tâtonnante, chaque entretien ou chaque médiation ou encore autre outil de face à face, est une mise en forme de soi pour dégager les voies d’une auto détermination. Cette interlocution ouvre la possibilité d’une codétermination transformant par le fait que le sujet sollicite l’accompagnement d’autrui et l’intégration au groupe.

  Aborder ainsi un projet c’est initier une pédagogie de la transaction. Elle est d’abord un mouvement solidaire, volontariste et libérateur qui vise à faire émerger les désirs les plus fondamentaux pour les confronter à la réalité pour co construire comme auteur un face à face basé sur la réciprocité éducative. Ce mouvement est circulaire, nous parlons alors de cercle vertueux du projet.

 C’est dans l’usage des médiations (notre patrimoine culture) qu’émerge la pédagogie de la transaction. Celle-ci est traversée par trois niveaux d’approche : la pédagogie par objectif, la pédagogie différenciée et la pédagogie du contrat.

 La pédagogie de la transaction introduit un processus d’accompagnement, et nous savons tous que l’acte d’accompagner est irrigué par trois filet de sens :

 ·  Une relation de partage et de communication d’un élément substantiel,

 ·  Un mouvement vers une parité de relation, même avec une disparité de position,

 · Une durée dans le temps.

 L’émergence des dispositifs d’accompagnement est à replacer dans ce passage d’un modèle sociétal à un modèle de fluidité sociale. La relation de formation tend à s’inscrire, non plus dans une logique d’inculcation et dans un modèle réparateur, mais dans des dispositifs et dans une pratique fondée sur la proximité. Les concepts de transaction et d’oralité sont particulièrement importants pour saisir cette dernière. Elle met le sujet en situation d’optimiser son environnement. Cette optimisation intègre aussi bien l’équation personnelle que les exigences de l’environnement. La pédagogie nourrit le rapport d’usage en procédant par objectifs

 Ce que je retiens de mon maître Gaston Pineau est dans une formation est marquée par les contextes dans lesquels elle s’inscrit : elle n’est pas considérée et parlée de la même manière dans une culture que dans une autre et que transformer une expérience consistait à travailler sur une situation vécue et sur le rapport que l’auteur a ou a eu avec cette situation. Il semble que trois registres au moins sont concernés par cette transformation :

 · L’élaboration du sens et sa confrontation à différents niveaux de sens,

 · L’élaboration de savoirs expérientiels et leur articulation nécessaire avec les savoirs constitués,

 · L’évolution ou la transformation identitaire des personne, par la réflexion sur leurs rapports à leurs expériences.

  Cette pédagogie met dans le moment présent en face à face, des acteurs en situation de choisir, de décider, d’agir; et c’est en agissant que ces acteurs se construisent ; le projet devient donc le lieu même de l’apprentissage. Il n’y a pas de projet sans apprentissage et il n’y a pas d’apprentissage sans projet.

  La pédagogie différenciée y prend figure pour valoriser le singulier de chaque sujet, seul ou en groupe, dans ce qu’il met en œuvre individuellement lorsqu’il s’agit de s’approprier les objets culturels et cognitifs. La pédagogie du contrat achève la démarche dans la ritualisation de l’engagement personnel.